mardi 9 novembre 2010

De l'inégalé Nicolas BERDIAEFF...




La théologie, avec son système de concepts rationnels, ne peut que s'épouvanter lorsque le mystique Eckhart affirme : ''Wäre aber ich nicht, so wäre auch Gott nicht'' (''Si je n'étais pas, Dieu non plus ne serait pas''), ou quand un autre grand mystique, qui est aussi un poète, Angelus Silesius, écrit : ''Ich weiss, dass ohne mich Gott nicht ein Nu kann leben. Werd ich zu Nicht, er muss von Not den Geist aufgeben'' (Je sais que sans moi, Dieu ne saurait vivre un instant. Si je m'anéantissais, de détresse il rendrait l'âme''). La théologie est incapable de traduire cette expérience en sa langue. Angelus Silesius veut dire que l'amoureux ne peut vivre sans son bien-aimé. Quand meurt le bien-aimé, l'amoureux meurt aussi, car l'existence n'a de sens que par leur double amour. Or Dieu est l'amoureux, et il ne peut ni ne veut exister sans le bien-aimé. Les mystiques répètent souvent que Dieu et homme, que Créateur et créature sont des termes corrélatifs. Si l'homme n'existe pas, Dieu n'existe pas non plus. Dieu naît lorsque l'homme naît. C'est là une vérité profonde de l'expérience spirituelle, une vérité qui se révèle dans la liberté de l'esprit. Elle ne peut être objectivée et exprimée par des concepts. On ne peut construire sur elle aucune ontologie objective. La vérité de l'expérience mystique sur la rencontre de l'homme et de Dieu au fond de l'âme se heurte à la conception de Dieu comme être absolu et suffisant à soi-même.


in ESPRIT ET REALITE de Nicolas Berdiaeff,
paru en février 1943 chez Aubier,
13 quai Conti. Paris 6ème.