samedi 27 mars 2010

Henri Giriat, un Maître qui s'ignore en tant que tel...


LA COLONNE DE NUEE

Le Livre de l'Exode nous apprend que la Colonne de Nuée comporte deux faces, l'une de lumière et l'autre de ténèbre. Pendant le jour, elle dissimule et protège ce que, pendant la nuit, elle éclaire, à savoir le songe. Elle est la matrice du songe. Par le songe, la Colonne de Nuée est un oracle.

On s'apperçoit que, selon les heures, diurne ou nocturne, la Colonne enveloppe et développe la lumière, selon un mouvement spiralant, orienté tantôt vers le bas, tantôt vers le haut. En virant sur elle-même, elle noue la lumière en ombre et dénoue l'ombre en lumière.

Mais c'est à la périphérie de la colonne tournoyante - beau sablier des apparences - que se démarquent le jour et la nuit, le feu et la nuée. A l'extériorité du cosmos en formation. Au centre, à l'axe de la colonne mouvante se tient ferme l'esprit de Moïse. Ici et maintenant, hors du temps mobile, mais engendrant la mobilité du temps, l'ombre se fait lumière et la lumière se fait ombre. Hors de portée. Ce n'est plus l'ombre portée, non plus une projection ou un relief sensible, non plus un négatif de la lumière. C'est la ténèbre.

Et dans la ténèbre la plus dense transparaît la nuit la plus lumineuse, la lumière polaire. Ici le lieu de la Vierge Ténèbre. C'est ici que parle le verbe de Moïse.

Cette rotation engendre le mouvement ascendant et le mouvement descendant de la Colonne. Signe d'homme affermi et affirmant. Affirmant son assise entre Terre et Ciel, entre les deux abîmes de l'exaltation et de la profondeur.

Cependant, la Colonne ne laisse pas de tourner seulement sur elle-même selon une giration élémentaire. Elle se déplace sur l'étendue latitudinale du désert qui lui ouvrira les murs de la mer.

XIV, 17. "Et toi élève ta verge et étends et étends ta main sur la mer et la fends".

O noces, par cette fissure, la Colonne redresse ce qui était couché. D'une étendue fait un mur. Rend à la Vierge sa verge et sa virilité.

Sexe polaire qui de la Vierge fait un rempart vivant et fluide, une tour.

Par cette opération même, la Colonne autorise l'histoire prophétique à s'accomplir ici-bas et donc lui donne autorité d'accomplissement. La Colonne oriente le peuple élu. Verge rectrice, elle le dirige de l'espace refusé à l'espace promis, de la terre profane à la Terre Sainte, du limon facile des fleuves au sel des déserts, au cristal des sources.

En même temps que sa face de lumière guide la marche du peuple élu, sa face d'ombre protège Israël contre Pharaon (XIV, 19.20).

Ainsi la Nuée illumine et sépare. Elle met à distance en dressant devant l'ennemi les rouges limites de l'infranchissable.

Signe de guerre, elle assure la victoire d'Israël par l'absence, par le vide et la vacance. La retraite de Moïse attire l'Egyptien vers la mer qui, d'active, redeviendra passive, selon sa nature, une fois joué l'enchantement. Et qui, redevenue passive, engloutira l'Egyptien.

On voit bien, dès lors, que la Colonne de Nuée pose devant nos regards un hiérogramme cosmologique, cohérent, total et, donc, porteur de suffisance plastique : dualité du Haut et du Bas, dualité de la Droite et de la Gauche, dualité de la Lumière et de l'Ombre. Borne qui marche avec le temps et qui, tandis qu'elle marche, est signe, dans le temps, d'un éternel présent. Borne qui délimite, au cours des révolutions, le révolu et le dévolu. Fidèle horloge solaire.

Comme les autres symboles de Rigueur, comme la Table, l'Epée, la Tour, la Montagne et l'Etoile, son axe central, au lieu de relier, tranche et distingue.

Mais affirmant la Colonne affermit. Affirmant une dualité, elle affermit l'unité par le tranchant des dualités. Tel est le sens de son thème, le sens de son oracle.

Certes, la Colonne de Nuée est l'une des meilleures images de YETSIRAH, le Monde de la Formation. Elle est la vivante nébuleuse, la poussière des galaxies, le tournoyant vertige de l'atome, par quoi se font et se défont les univers, oscillant entre les abîmes de l'être et du néant.

La même leçon se transpose à l'échelle de notre microcosme. La Colonne de Nuée nous révèle la nature de notre psyché : nuage ondoyant, peuplé par les songes de l'air, réalité subtile, à demi spirituelle, à demi-matérielle, qui se déplace dans le temps, soumise au changement, partagée entre l'obscurité et la lumière, substance composée du Nefesh Charnel et Ruach spirituel.


La Colonne de Nuée est un oracle pour notre temps où jamais nuée ne fut plus dense sur le sanctuaire.

Elle représente la discontinuité entre l'extériorité et l'intériorité de la doctrine, entre la lettre et le sens. Comme telle, elle a fonction d'occulter et fonction d'éclairer. De révéler à mots couverts. Par elle, nous devons nous frayer un Pâque d'hiver. Nous avons à franchir la Mer Rouge à pied sec.

Et pourtant Pharaon, qui a livré toute la science à l'hébreu, est aveuglé par l'éclatante lumière des signes. La science sacrée des rites, des outils subtils, des opérations théurgiques à édifié le Temple. Mais pour Pharaon, le rite est devenu un objet si extériorisé de son sens qu'il s'est coupé de la substance de l'homme. Pharaon a réifié le rite. Il l'a pétrifié. Le rite est devenu magie, attaché au seul déterminisme des puissances cosmiques, véritable moulin à sortilèges.

Réduit à sa lettre, le rite seul et solidifié est le Temple sans l'homme. Et l'Homme est alors exclu du Temple.

Mais, si dans la dégradation du sens le signe reste intact en sa figure, comme le rappel d'un numen oublié, il suffit d'un homme d'intelligence pour en recouvrer le sens.

Pour Moïse, en effet, le rite est lié à l'intériorité de l'être, à la réalisation de l'Esprit dans l'Homme. Et de l'Homme dans l'Esprit. Le rite n'a d'efficience que par le Verbe qui l'actualise et qu'il actualise. Le rite, porteur du Nom, est fondé, non sur des simulacres, mais sur des signes. Et, par les signes, sur une opération rigoureuse dont l'intellect divin est l'agent et le coeur humain est le réceptacle.

La transsubstantiation de la matière en vie ne s'effectue pas par une technique cérémonielle. Elle s'accomplit par un art fondé sur la participation de l'esprit de l'homme à l'esprit de Dieu. La parole proférée, le geste apparent naissent d'une geste invisible, d'une gestation virginale où la présence de l'esprit à l'esprit est de règle.

O temps d'exode, si nous ne pouvons empêcher la brisure fatale des signes, comme Moïse dans la Nuée et grâce à la Ténèbre nous en garderons le sens.

L'Homme hors du Temple, le Temple demeure dans l'Homme.


In EVA AVE de HENRI GIRIAT,
livre paru aux Editions Arma Artis en 1993.