Voici un petit chapitre extrait du très étonnant livre de Georges Polti intitulé :
"L'ART D'INVENTER LES PERSONNAGES".
Le "moi" n'est qu'une suggestion formidable.
On dresse à cette idée fausse l'enfant, de la même façon exactement dont on dresse un chien à répondre à un nom, ou, ce qui revient au même, à un certain coup de sifflet ou de cravache et cela jusqu'à y répondre au besoin par le plus périlleux et douloureux tour de force.
Ce coup de cravache - impératif et catégorique - ou son imitation acoustique, le coup de sifflet à l'esclave, on les a ensuite modulés pour chacun de nous d'une façon particulière, et d'autant plus personnellement menaçante, dans le "nom" - cette pierre angulaire, si j'ose à présent changer d'image, du "moi". Le "nom", premier des ordres que le pauvre être humain accepte ou plutôt reçoit, sera (pour passer, en dépit de la rhétorique, à une nouvelle comparaison) la source de tous les autres.
Et le "nom" dominera ainsi notre existence entière.
L'origine artificielle du "moi" nous la sentons si bien, au fond, que nous admettons une hypothèse des plus étranges ; à savoir que ce "moi", prétendu essentiel, n'existerait pour ainsi dire pas avant l'âge cabalistique de 7 ans. Jusque-là, parents et étrangers s'accordent à juger la "conscience", la "personnalité" de l'enfant assez faible, assez vague pour que ses "actes" demeurent à peu près tous "innocents". Cette "conscience" si responsable bientôt devant la loi - et même, sinon en théorie, du moins dans la pratique quotidienne de la vie, tout autant devant le philosophe soi-disant, le plus déterministe - cette "conscience", ce "moi", cet "individu", ne reçoit sa charge complète, mais cette fois écrasante, qu'à l'âge, non moins cabalistique, de 3 X 7 années : âge où l'invite la société, de siècle en siècle plus impérieusement, aux opérations du meurtre militaire, du vote où il abdique et de la reproduction légale.
Pourtant, si le "moi" est une "personnalité consciente", comme on le veut, et reposant sur la "mémoire", il faudrait admettre, pour chacun de nous, du moins plusieurs "moi" successifs et totalement indépendants l'un de l'autre. Déjà le "moi" de la douzième année ne se souvient plus de celui de la deuxième ; et combien peu de choses notre "moi" actuel a-t-il retenu, je vous le demande, en sa "mémoire", comparé à l'immense oubli du moi, émotif et ratiocinant, presque tout entier effacé, de la douzième année ! Quelques épisodes extérieurs, et déformés, voilà ce qui nous reste d'antan !
Si la "mémoire" relie seule entre eux, dans notre for intime, ces "moi" si peu semblables l'un à l'autre, c'est par quels fils ténus !
Au dehors, par contre, une "responsabilité" féroce enchaîne l'un à l'autre, tels que des galériens, tous ces "moi" successifs : de telle manière que chacun d'eux s'épuisera à traîner le poids d'actes et d'actes dont la plupart sont complètement effacés dans son souvenir et dont les autres n'y transparaissent que comme des fantômes en légendes inexplicables.
... nous jugeons, superstitieusement, l'unité du "moi" - cette chimère - préférable à toute justice charitable, à notre bonheur et jusqu'à l'espérance.
Alors que non seulement cette unité (issue, je pense, du cerveau de quelque néfaste arithméticien), mais même le "nous" n'existe pas !
Il y a tant de "ils" mêlés à cette personnalité multiple, tant d'étrangers entrant et sortant par toutes les portes sans cesse battantes, qu'elle ne saurait davantage constituer une "raison sociale" ni une durable "personne morale". Ce sont "Ils" qui, la plupart du temps, reconnaissons-le, tiennent toute la scène de leur défilé ininterrompu, décrètent, disposent, agissent au passage et disparaissent en la cohue du dehors qui continue à lancer vers le dedans ses bandes monotones, agitées et anonymes.
O bizarrerie ! c'est néanmoins ce défilé incohérent, ce sont encore ces poussées de foule ignorante les unes des autres et sans tradition que le philosophe proclame unité irréductible afin de la brandir dans son imagination exaltée avec un tel orgueil qu'il l'oppose, toute seule, au Non-Moi schématisé d'autre part.
En dépit du vrai, en dépit du juste, en dépit de la charité, il faut que le dogme du moi unique s'impose. A cette oeuvre, le plus libre d'entre nous sacrifie docilement la sincérité de sa sincérité. Mieux encore : à ce mensonge fondamental, diabolique, chacun de nous a sacrifié, opiniâtrement, l'homme de génie que chacun de nous possède, avec l'humanité complète, dans sa poitrine !
C'est que ce mensonge du "moi" unique, du "nom" ou "identité", signature vaniteuse, esclavage et responsabilité, assure seul l'état social.
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On dresse à cette idée fausse l'enfant, de la même façon exactement dont on dresse un chien à répondre à un nom, ou, ce qui revient au même, à un certain coup de sifflet ou de cravache et cela jusqu'à y répondre au besoin par le plus périlleux et douloureux tour de force.
Ce coup de cravache - impératif et catégorique - ou son imitation acoustique, le coup de sifflet à l'esclave, on les a ensuite modulés pour chacun de nous d'une façon particulière, et d'autant plus personnellement menaçante, dans le "nom" - cette pierre angulaire, si j'ose à présent changer d'image, du "moi". Le "nom", premier des ordres que le pauvre être humain accepte ou plutôt reçoit, sera (pour passer, en dépit de la rhétorique, à une nouvelle comparaison) la source de tous les autres.
Et le "nom" dominera ainsi notre existence entière.
L'origine artificielle du "moi" nous la sentons si bien, au fond, que nous admettons une hypothèse des plus étranges ; à savoir que ce "moi", prétendu essentiel, n'existerait pour ainsi dire pas avant l'âge cabalistique de 7 ans. Jusque-là, parents et étrangers s'accordent à juger la "conscience", la "personnalité" de l'enfant assez faible, assez vague pour que ses "actes" demeurent à peu près tous "innocents". Cette "conscience" si responsable bientôt devant la loi - et même, sinon en théorie, du moins dans la pratique quotidienne de la vie, tout autant devant le philosophe soi-disant, le plus déterministe - cette "conscience", ce "moi", cet "individu", ne reçoit sa charge complète, mais cette fois écrasante, qu'à l'âge, non moins cabalistique, de 3 X 7 années : âge où l'invite la société, de siècle en siècle plus impérieusement, aux opérations du meurtre militaire, du vote où il abdique et de la reproduction légale.
Pourtant, si le "moi" est une "personnalité consciente", comme on le veut, et reposant sur la "mémoire", il faudrait admettre, pour chacun de nous, du moins plusieurs "moi" successifs et totalement indépendants l'un de l'autre. Déjà le "moi" de la douzième année ne se souvient plus de celui de la deuxième ; et combien peu de choses notre "moi" actuel a-t-il retenu, je vous le demande, en sa "mémoire", comparé à l'immense oubli du moi, émotif et ratiocinant, presque tout entier effacé, de la douzième année ! Quelques épisodes extérieurs, et déformés, voilà ce qui nous reste d'antan !
Si la "mémoire" relie seule entre eux, dans notre for intime, ces "moi" si peu semblables l'un à l'autre, c'est par quels fils ténus !
Au dehors, par contre, une "responsabilité" féroce enchaîne l'un à l'autre, tels que des galériens, tous ces "moi" successifs : de telle manière que chacun d'eux s'épuisera à traîner le poids d'actes et d'actes dont la plupart sont complètement effacés dans son souvenir et dont les autres n'y transparaissent que comme des fantômes en légendes inexplicables.
... nous jugeons, superstitieusement, l'unité du "moi" - cette chimère - préférable à toute justice charitable, à notre bonheur et jusqu'à l'espérance.
Alors que non seulement cette unité (issue, je pense, du cerveau de quelque néfaste arithméticien), mais même le "nous" n'existe pas !
Il y a tant de "ils" mêlés à cette personnalité multiple, tant d'étrangers entrant et sortant par toutes les portes sans cesse battantes, qu'elle ne saurait davantage constituer une "raison sociale" ni une durable "personne morale". Ce sont "Ils" qui, la plupart du temps, reconnaissons-le, tiennent toute la scène de leur défilé ininterrompu, décrètent, disposent, agissent au passage et disparaissent en la cohue du dehors qui continue à lancer vers le dedans ses bandes monotones, agitées et anonymes.
O bizarrerie ! c'est néanmoins ce défilé incohérent, ce sont encore ces poussées de foule ignorante les unes des autres et sans tradition que le philosophe proclame unité irréductible afin de la brandir dans son imagination exaltée avec un tel orgueil qu'il l'oppose, toute seule, au Non-Moi schématisé d'autre part.
En dépit du vrai, en dépit du juste, en dépit de la charité, il faut que le dogme du moi unique s'impose. A cette oeuvre, le plus libre d'entre nous sacrifie docilement la sincérité de sa sincérité. Mieux encore : à ce mensonge fondamental, diabolique, chacun de nous a sacrifié, opiniâtrement, l'homme de génie que chacun de nous possède, avec l'humanité complète, dans sa poitrine !
C'est que ce mensonge du "moi" unique, du "nom" ou "identité", signature vaniteuse, esclavage et responsabilité, assure seul l'état social.
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in L'ART D'INVENTER LES PERSONNAGES,
par Georges Polti,
Paris, imprimé le 8 avril 1930.
par Georges Polti,
Paris, imprimé le 8 avril 1930.