samedi 2 janvier 2010

De Jean Biès, témoin capital...


Tout Instant est vrai à ce prix : il est l'héritier d'un inextricable assemblage de causes et d'effets, mobilisant à son service des centaines de coïncidences étroitement tressées, rameutant toute une armée d'artisans involontaires et bénévoles dont la lignée remonte aux aurores de la Création.


Dans la vie de tout être, existe un jour, une heure qui, sous une apparence de continuité, ne ressemble à aucune autre. Cet Instant privilégié, les Grecs le nommaient Kaïros. Il en avaient fait un dieu. Un dieu absent du panthéon, sans parents ni descendance, et qui, dans sa prudente réserve, n'en apparaît que plus mystérieux, plus redoutable.

Le Kaïros est l'Instant rare, unique, exceptionnel. Il n'est rien moins que la chance déterminante de notre vie ; une espèce de miracle miniature jailli à l'intersection de deux droites, celle du chemin de tous les jours, empoussiéré de routines, et celle d'une volonté qui nous dépasse, nous emporte, en sait sur nous plus que nous. Un clin d'oeil du destin. La soudaine descente d'une visitation, d'une puissance qui ressemble à une grâce ; une offrande qu'elle nous jette à la vitesse de la lumière.

Le Kaïros part souvent de rien : l'échange de deux regards, un post-scriptum gribouillé en hâte, un train pris au vol : le Kaïros a frappé - si rapide qu'on n'en a rien su -, nous a fait déjà basculer des grisailles de tous les jours aux fastes insoupçonnés d'un monde entièrement neuf, rutilant de virginité.

Rien ne l'annonce, rien non plus ne l'empêche d'éclater à son heure. Il est l'Occasion fulgurante - à ne pas manquer.

Il est l'aboutissement glorieux d'une très sinueuse, souterraine maturation de circonstances, de rencontres, d'une patiente et méticuleuse élaboration d'accidents apparemment sans rapport, et qui, du fond de l'éternité, se sont mis en marche, convergent sur un seul point du futur, comme autant de lignes de forces fomentant la victoire finale. Des amoncellements de siècles sont le terreau nécessaire à l'éclosion de cette orchidée.

in L'INITIATRICE de Jean Biès, aux Editions Jacqueline Renard, Paris 1990.