vendredi 11 décembre 2009

Sur les peintres de la peinture chinoise...




Ils furent grands peintres de l'espace et du vide. On n'a jamais poussé aussi loin l'économie des moyens en produisant de tels effets. Pas de retouches. La main devait aller comme l'éclair pour rendre une vision globale et instantanée. Leur travail naissait aussi irrévocable, aussi improvisé que la vie. Quand on l'examinait, la peinture devait sembler faite "d'un seul souffle". Ainsi grandit l'école de l'encre éclaboussée, du
p'o-mo, attaquée au début par les critiques comme grossière, sommaire, et confuse. Elle demandait en réalité la pratique d'une vie comme le suggère ce bel apologue :
Un empereur de Chine appelle un jour son peintre et lui demande de faire un crabe.
- Il me faut vingt ans, dit l'artiste.
Pendant ce temps, il se promène, regarde, réfléchit, calcule, contemple. Au terme du délais, il se présente devant l'empereur qui lui réclame son tableau.
- Que l'on m'apporte un rouleau de soie et des pinceaux, dit le peintre. Puis, d'un seul trait, d'une justesse miraculeuse, il épuisa le monde et sa vie.
Les principes transcendants du taoïsme prirent sous le pinceau de ces hommes une apparence connue. Le Yang et le Yin s'offrirent à tous les yeux sous les formes complémentaires du brouillard et de la montagne, du dragon et du tigre, du cheval et du taureau. On voit les grands rochers enfanter des nuages comme une émanation des origines. Les quatre modes du paysage, le vent, la pluie, le beau temps et la rosée effacent la forme des rocs par le triomphe grandissant du vide qui, dans ces peintures aériennes, attire comme leur centre et leur sujet.
Ces artistes acceptent un monde que l'illumination a transfiguré. Chez eux tout parle, la nature est un langage. Ils nous découvrent l'apparence indéterminée par laquelle chaque chose se conserve en son essence. Ils nous apportent la jouissance intellectuelle d'une communion active avec les grandes lois de correspondance qui relient l'homme à la nature.
Ils ont senti une présence surnaturelle dans la sagesse des bambous, la jeune ardeur du prunier, l'énergie grave du chrysanthème, le charme des saules ou la majesté des pins. Ils ont cultivé tous les modes instables du passage et de l'éphémère, de l'asymétrique et de l'incertain, le printemps et l'automne, l'aube et le crépuscule.
L'art leur apporte le prétexte et le support d'une contemplation permanente. Ils s'enfoncent dans la solitude, loin des villes, détachés de tout, même de leur propre détachement. Fantasques, cyniques, ils ont légué au monde des esquisses prestigieuses et souvent anonymes, ayant effacé de leur esprit, comme de leur peinture, l'empreinte de leur moi.
La nature entière envahit la scène comme une mer de sérénité. Tout est beau d'une immémoriale poésie. Tout est surhumain dans ces arborescences gigantesques qui se confondent avec la montagne et le ciel. Et pourtant tout est vrai et nous étonne comme si un magicien avait réveillé en nous un très ancien et nostalgique souvenir.

in "Art du Monde. La spiritualité du métier"
de Luc Benoist,
chez Gallimard, 1941.

La peinture ci-dessus est de Shen Chou, époque Ming, XVème siècle.