La majorité des hommes mènent une existence dans laquelle l'essentiel n'intervient pas. L'extériorité leur suffit. Ils sont dépourvus de coeur, d'oreilles et d'yeux à l'égard de la véritable beauté. Le visible les satisfait et l'invisible n'exerce sur eux aucune séduction.
Pour les mieux doués, la découverte dans l'ordre intellectuel ou dans celui de la connaissance demeure abstraite et ne s'inclut pas dans la vie elle-même. La recherche de la vérité n'intéresse qu'un très petit nombre, si infime que c'est plutôt par la foi que par la certitude qu'il convient de croire à sa réalité.
La médiocrité est le pain quotidien de l'homme, et ce pain répond parfaitement à son appétit. Il ne ressent pas le besoin d'une autre nourriture et traite d'originaux ou de fous ceux qu'une autre faim déchire.
Tous ceux qui ont eu la grâce de rencontrer dans leur vie des hommes épris de sagesse ont deviné à leur contact leur extrême solitude. Ce besoin de communiquer, l'homme "essentiel" le constate en lui comme une nécessité. Que dirait l'arbre, dont les fruits ont mûri par le don de sa sève mais plus encore par la gratuité du soleil et de la pluie, si aucune main ne venait les cueillir en leur saison ? Que peut éprouver l'homme en qui le germe divin fructifie si personne n'est présent pour recevoir les semences de vie qui passent par ses yeux ou ses lèvres ? Certes, il peut accepter de parler dans le désert ou se laisser consumer par le feu qui le brûle. L'amour de l'humanité lui interdit le silence. Ou mieux, la flamme qui le traverse obéit à sa loi propre, elle doit se déployer en lueur ou en brasier.
L'homme "essentiel" souffre de la déchéance du monde et de l'aveuglement des hommes.
Le miracle est que de tels êtres, épris de vérité, tout en étant lucides ne désespèrent pas de l'homme et continuent non seulement de l'aimer, mais à le servir et à croire en lui.
Le sage et le saint portent en eux un soleil. Le commun des hommes préfère le soleil extérieur.
in, "NICOLAS BERDIAEV, l'homme du huitième jour"
par Marie-Madeleine Davy,
Flammarion, 1964.
par Marie-Madeleine Davy,
Flammarion, 1964.