dimanche 15 mai 2011

De Rémi Boyer sur "PAYSAGES DE L'ESPRIT" de Jean Biès, paru chez Arma Artis.


"PAYSAGES DE L'ESPRIT"
de
Jean Biès
,
Editions
Arma Artis
.

Ce livre relève de l’alternative nomade A Plus Haut Sens, une alternative qui réenchante. Jean Biès guide le lecteur, devenu itinérant, dans un voyage contemplatif où les paysages se font miroirs, la nature, théophanie. L’ouvrage commence par un hommage à René Guénon, ce « dérangeur considérable » que l’auteur a rencontré dans sa jeunesse et qui en quelque sorte actualisa sa démarche spirituelle et philosophique. Guénon toujours actuel, toujours nécessaire, selon Jean Biès, mais qui a délaissé des thèmes importants, comme la nature, l’esthétique, les implications initiatiques du christianisme oriental… et écarté l’émotion. « On ne le voit pas davantage s’émerveiller, souligne l’auteur, alors que les sages même engagés dans les voies dites sèches, savent se montrer sensible à la poésie du monde. ».

D’où l’intention de l’auteur : « Ainsi avons-nous assez tôt compris que tout en restant fidèle et reconnaissant à Guénon pour son honnêteté intellectuelle, la profondeur de sa pensée et une rigueur sans faille, il convenait de s’émanciper de son influence d’une part, en tâchant de suppléer à quelques-uns de ses manques, d’autre part, en recourant à une autre sorte de formulation. Deux attitudes permettant de déceler dans la nuit de l’ « Âge sombre » des réminiscences du paradis perdu, des enclaves rayonnantes, des ouvertures sur l’espoir. »

La démarche rappelle celle d’un Henry Corbin. Les paysages se succèdent, cosmologiques ou cycliques, axiocratiques et centraux, de la métaphysique à la poésie. L’art s’y impose, comme rappel de soi, rappel du Soi. Le Fil d’Ariane de cette déambulation dans la beauté et la sagesse est peut-être la capacité à l’étonnement, qui caractérise la présence ici et maintenant, l’absence de comparaison, le silence et donc l’initiation. L’étonnement qui annonce l’émerveillement.

Deux extraits permettent de saisir cette double liberté : « L’étonnement est rupture, déchirure dans le tissu de l’habituel, dévoilement de l’insoupçonné, syncope miniature de l’esprit ; à l’origine d’un élargissement soudain, aux suites parfois imprévisibles. Il procède d’une dissymétrie par rapport à l’ordre établi : celle des dalles du jardin menant au pavillon de thé. Rejetant le conventionnel, le systématique, l’organisé, le rassurant, l’étonnement s’apparente toujours un peu à l’hérésie ; d’où le prudent et léger recul devant ce qu’on vient de découvrir. L’étonnement est saisie directe, et non plus tortueuse ; il fait l’événement, il est retournement. C’est le bruit que fait la grenouille en sautent dans la mare qui laisse s’aviser de l’existence du silence ; c’est le signe tracé sur le blanc de la page qui crée le vide : celui-ci accourt de toute sparts, rassemble sa candeur autour du trait. L’étonnement ramène au présent, y oblige… »

En quelques mots, se dessine une voie d’éveil. Et encore : « Si s’étonner, c’est déquantifier la vision des choses, s’émerveiller sera la qualifier. L’étonnement peut rester froid ; doublé d’amour, il devient émerveillement. Celui-ci est ouverture. Il ne crée pas seulement un instant, il déploie une durée, une intense perception ; il est suscité par l’admiration, et, dit Louis Claude de Saint-Martin, « l’homme ne vit que d’admiration ». Il y a dans l’émerveillement comme une indiscrétion, un viol involontaire de ce qui est, surprenant la nature dans sa nudité, dans l’élément irrationnel ou divin qui se cache en elle. Sous le regard émerveillé, la nature se livre dans son intériorité, car l’homme, cessant de la penser et de l’explorer, se contente de l’aimer, de la contempler. Il se donne un regard nouveau, et point seulement renouvelé comme il le fait dans l’étonnement ; un regard sans convoitise, attentif, percevant chaque être, chaque chose en son évidence native, et non pas dans son apparence, percevant l’évident en ce qu’il garde encore de secret. »

Cet ultime retour à notre nature originelle, absolument libre, révèle sa permanence, reconnaissable dans les signes et accords que nous livre le monde. Jean Biès prolonge ce libre mouvement jusqu’à sa réalisation : « Si s’émerveiller, c’est qualifier la vision des choses, être stupéfait sera la quintessencier. (…) La stupeur des stupeurs réside dans la découverte que ce n’est pas le moi duel et rétréci auquel nous nous étions identifiés qui est le siège de la stupeur, mais que c’est un autre que nous qui s’étonne, s’émerveille et se trouve stupéfait, s’est substitué à nous en nous faisant imaginer qu’il nous était étranger, alors qu’il est notre essence même. A la cime de la stupeur, dépossédé de ce qui était nôtre, dépossédé de nos stupeurs antérieures, réduit à l’état d’ascète qui, pour tout avoir, n’a que son souffle, celui qui s’étonne en nous n’est autre que le Nous véritable. »

Jean Biès est là en pleine Gnose, proche aussi des voies non-duelles de la Reconnaissance de soi-même comme identique au Seigneur. Les paysages traversés par le lecteur constituent les diverses modalités d’une expérience de l’intime, de ce qui demeure. Le chemin parcouru devient alors un chemin de l’individuation. Plus qu’un livre, une expérience et un procès.

Rémi Boyer

Editions Arma Artis, BP 3, 26160 La Bégude de Mazenc, France.