lundi 14 décembre 2009

Traduite par Henri Corbin cette très belle page de Mîr Dâmâd, mystique de l'Ecole d'Ispahan...



''''Un jour du courant du présent mois, à savoir le vendredi 14 de Sha'bân l'exalté, le mois du Prophète de Dieu, l'an 1023 de son hégire très sainte, j'étais en quelqu'une de mes retraites, occupé à méditer mon Seigneur en redoublant mes litanies mentales et mes récitations de son Nom : "Celui qui se suffit à soi-même". Sans cesse répétant : "O Toi qui te suffis ! ô Toi qui fais se suffire", j'étais ainsi ravi à tout autre soin que de m'enfoncer dans le sanctuaire de son Mystère et de me sentir aboli dans l'irradiation de sa Lumière. Soudain ce fut comme si la fulguration d'une extase divine accourant sur moi, m'arrachait au gîte de mon corps. Alors je rompis les anneaux qui maintiennent les rets de la perception sensible ; je dénouai les noeuds du filet de la nature physique ; je commençai à prendre mon envol sur l'aile de l'admiration craintive, dans le ciel du monde angélique de la Vraie Réalité. C'était comme si j'avais été dépouillé de mon corps et que j'eusse abandonné mon séjour habituel, comme si j'avais poli la lame de ma pensée et que j'eusse été dégainé de mon corps, comme si j'avais replié sur lui-même le climat du temps et que je fusse parvenu au monde de l'éternité. Me voici alors soudain en la Cité de l'Etre, parmi les archétypes des peuples qui composent l'harmonie cosmique : les existences primordiales et les existences engagées dans le devenir, les divines et les naturelles, les célestielles et les matérielles, les pérennelles et les temporelles ; et les peuples de l'Infidélité et ceux de la Foi, et les nations de l'Inscience et celles de l'Islam ; ceux et celles qui vont de l'avant, et ceux et celles qui retombent en arrière ; ceux et celles qui précèdent, et ceux et celles qui leur succèdent dans les siècles des siècles du passé et de l'avenir. Bref, les monades des coalescences du possible, et les atomes des univers des existants, tous en totalité, sous toutes leurs faces, les grandes et les misérables, les permanentes et les périssables, les révolues et les encore à venir, voici que tous étaient là, troupe par troupe, cohorte par cohorte, rassemblés sans qu'il en manque un seul. Et tous tournaient le visage de leur propre quiddité vers Son Seuil, et tous fixaient le regard de leur propre existence vers Son Abord, - et cela pourtant ils ne le savaient même pas. Mais tous parlaient par l'indigence de leur propre essence dénuée d'être, tous s'exprimaient par la détresse de leur ipséité évanescente, et tous ensemble, dans l'unisson de leur cri de détresse et de leur imploration au secours, Le nommaient et L'invoquaient, Le conjuraient et L'appelaient : "O Toi qui Te suffis à ton être ! O Toi qui fais se suffire dans l'être !" - et cela même, ils n'en avaitent pas conscience. Alors dans cet appel vibrant pour l'esprit seul, dans cette immense clameur occulte, je commençai à tomber en défaillance, et sous l'intensité de la tristesse et de la stupeur, je perdis à peu près le sentiment de mon propre moi pensant, je disparus presque au regard de mon âme immatérielle. Je fus sur le point d'émigrer loin du désert de la Terre du devenir, de quitter une fois pour toutes la plage où s'étend la région de l'existence. Mais voici que déjà prenait congé de moi cette extase fugitive, ne me laissant d'elle que nostalgie et tendre désir. Ce rapt fulgurant m'abandonnait là, soupirant et navré de tristesse. Alors je revins, une fois encore là, à la Terre des ruines, au pays de la désolation, au champ du mensonge, au pays de l'illusion...''''

Henri Corbin dans "Polarité du Symbole", Etudes Carmélitaines, 1960